NIRVÂNA

Série en cours

Je ne sais pas quelle heure il est. Je tente de me rendormir. En vain. Je capitule. Je m’habille dans le noir et sors, avec l’espoir de prendre l’air. Sauf qu’à Bénarès, c’est l’air qui vous prend. Un air âcre, épais, chaud. La fumée règne. Une présence fantomatique m’effleure et s’éloigne. Je la suis sans réfléchir. En Inde, même la nuit, même en plein désert, il y a toujours quelqu’un à suivre.
Une vache entrave la ruelle. Je mets du temps à l’enjamber. Au loin, l’ombre que je suivais rapetisse d’un coup, avant de disparaître. Cette disparition m’invite. J’arrive aux premières marches d’un escalier qui descend droit jusqu’au fleuve. En contrebas, la berge est éclairée par des bûchers. Partout, des silhouettes s’affairent.
Je suis surpris par un bruissement moite. A quelques mètres de moi, un chien errant s’essore, un morceau de bois dans la gueule.
Le quai grouille de monde. Des formes inertes sont hissées sur des barques. D’autres sont jetées à l’eau, mécaniquement. Je peine à saisir le sens de cette lente agitation.
Le jour se lève, épuisé par la journée qui l’attend...

Je suis pris dans une sorte de ballet cosmique. Une chorégraphie ancestrale me berce et m’hypnotise. Autour de moi, tout gravite : les hommes, les oiseaux, les poussières, et mes propres pensées. Une logique invisible régit cet endroit. Ici, l’anarchie fonctionne.
Elle m’accueille, m’enveloppe comme un drap.
Soudain, une dispute semble éclore. Légère, sans enjeu, presque théâtrale.
Quelques voix piaillent, ricochent sur la pierre sale, avant de retomber dans la rumeur.
Je me tourne pour contempler les édifices. Certains soulèvent des coupoles, d’autres s’interrompent brusquement. Des temples et de simples abris se côtoient, se supportent. Mille regards géométriques semblent me toiser. Depuis des siècles.
Toutes les façades trempent dans un écho rouge : le temps flotte.
Quelque chose de mouillé me tire de mon hallucination. Le chien au morceau de bois s’est collé contre mon genou. Il s’est rapproché sans un bruit.
Fier de sa prise, il la dépose à mes pieds.
Il me faut quelques secondes pour comprendre.

Comme dans un rêve, je hurle mais aucun son ne sort.
Je ne sais pas ce qui me terrifie le plus :

le bras calciné sur le sol

ou le regard du chien qui semble me sourire.